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Dvije knjige Vande Mikšić na francuskom

Ce temps, le nôtre” i Sels

Roselyne Fritel o poeziji Vande Mikšić: http://lintula94.blogspot.fr/

vanda selsvanda vrijeme

 

Vanda MIKŠIĆ – Sels – L’Ollave 2015 (traduction: Martina Kramer et Brankica Radić)

                              par Marc WETZEL

 

     Voilà une poétesse croate de 43 ans (francophone, universitaire – traductrice enseignant la traduction -, diplomate) que les Editions de l’Ollave nous révèlent.

      Le choc est immédiat, et immense : Vanda Mikšić a un monde à la fois singulier (admirablement campé) et évident (mystérieusement accessible), qu’on voit tout de suite par ces deux extraits :

                       « On apporte un cercueil à l’eau et on le pose dans le bateau, la flamme des bougies et une vieille sur la rive. Auprès d’elle deux femmes, deux oliviers, un arbuste de romarin et un pin. Le cercueil s’en va vers le port. Le grondement du moteur est sa messe funèbre » (p.49)

                    «  Vous discutez. Au cours des paroles vous remarquez un petit vieillard qui s’approche et s’arrête à votre hauteur. Il te montre du doigt et dit à ton interlocuteur : Elle est à moi. Oui. Elle est à moi ! Il se tourne vers toi et te tend la main : Viens avec moi. Allez. Viens. Allez. Elle est à moi. Et il te tire par le bras comme il ne tire plus depuis des années dans ses filets » (p. 55)

        Dans ce second passage, on devine des traits de caractère, de style et de destin liés qui sont : l’impétuosité de la conviction, un prodigieux discernement des ardeurs et des fatigues, l’opacité tranquille des revendications ultimes, et comme un sursaut de salut qui traverse les êtres et vient les chercher là où ils ne s’imaginaient plus l’attendre. Toutes ces formules sont générales, sont imprécises, mais quelques points vont éclairer ça.

      D’abord, une créature redressée, verticalisée – comme est l’homme – est une créature instable ; et il faut donc faire la vie avec des forces, démultipliées, qui veillent partout. L’ontologie de la station-debout est bien une « ergonomie » (p. 13). Comme dit l’auteur : « Tout moment est un levier » : tout ce qui appuie invisiblement ailleurs vous soulève ici ; et tout ce qui se soulève sensiblement ailleurs vous tasse secrètement où vous êtes, fait baisser le niveau de monde moyen en vous. Et cela est vrai non seulement dans l’espace, mais dans le temps ; car la conscience de la mort leste tellement (et donc déséquilibre) le destin humain que tout moment d’existence (même de complet repos ou parfaite indifférence) est un prompt, périlleux et précieux rétablissement ! On ne sort pas de l’action, et quand on le fait – par parole et rêverie – c’est encore elle, l’action, qui en fixe les règles, et encaisse les vrais dividendes.

      Il y a, dans la merveilleuse poésie de Vanda, une sorte de logistique charnelle de la présence, de la condition humaine. Car nous demandons à la nature de nous faire comprendre ce que nous ajoutons pourtant à elle : le langage articulé, l’expression philosophique, la tendre rivalité entre sourire et rire. Nous le lui demandons, pour cesser d’être à nous-mêmes d’aberrants miracles ; et la nature ne peut bien sûr pas nous répondre, pas nous tendre les éléments explicatifs attendus, puisque nous ne pouvons la dépasser qu’inexplicablement. Mais tant pis : une poétesse s’y essaye, pour nous, pour tous. Elle s’ouvre par exemple grand la bouche (p. 18), et l’assimile assez à une grotte intime, une excavation mobile, pour s’y inspecter « la faune et la flore », s’y tirer par jeu le zip blanchâtre de l’attache sublinguale, sonder la texture des « pétards » de salive qu’y sont les mots. Cette fabuleuse médecine de proximité (et qui n’est pas du tout une chirurgie de fantaisie, car ces tortures sont autant d’improvisées initiations!), porte sur elle la lucidité d’un physicien, et même d’un mécanicien : la leçon est que tous les êtres et choses sont en mouvement, et tout mouvement se paye ! L’auteur en consigne universellement le tarif.

    Ainsi, ce qui existe concrètement, ce n’est pas l’élément inerte du calcaire, c’est son tartre (p. 14), c’en est la déposition indéfinie. Ce n’est pas l’échafaudage solide (p. 40), c’est un bâti de métal, bois et regards, qui grimpe à mesure, dangereusement, sur lui-même. Ce n’est pas non plus on ne sait quelle bibliothèque académique (p. 37), c’est bien la pantomime grégaire des érudits, des fonctionnaires de la prise de notes, le grouillement distingué de nos « Sisyphes » de la Roche du sens !

    Réellement ici, comme dans le moteur caché du monde, tout ce qui compte et fait compter avec soi est de l’ordre des forces. Rien de plus facile, par exemple, au langage, « d’entrer dans les choses » ; mais la réalité du transfert (l’ergonomie, la logistique, donc, de ce transport) est toujours le prix d’une contorsion : la rêverie objective est sur Terre une acrobatie payante,

        où la constriction des membres (aussi douloureuse et ingrate que l’obtention chinoise de petits pieds féminins),

    où la différenciation des visas (imaginer l’amie Francesca sur son vélo, p. 39, partie chercher la plus belle crique, l’imaginer vraiment, est tout sauf univoque et anodin : il faut choisir à quoi de son effort s’identifier, décider sélectivement d’entrer ou bien dans le tournis de sa roue, ou bien dans son écrasement de la selle, ou bien dans le gril plantaire de ses pédales, ou la devanture osée de son guidon …!),

        où l’accompagnement méticuleux de tout ce qui arrive (comme dans l’insomnie, p. 38, on est à la remorque ébahie de tous les bruits du monde ; ou dans le cauchemar, p. 29, il n’y a plus qu’à réagir … en sauterelle à la terrifiante invasion domestique de sauterelles),

      où donc cette contraction, cette distinction, cette contention de l’attention, sont modes d’emploi impératifs et incessants du chant de l’existence !

      L’écriture de Vanda Mikšić nous montre ce que peut exactement pour nous la poésie : modifier verbalement l’échelle (et donc la prégnance) des élements du destin : en détaillant ou floutant adéquatement une scène qu’on vit, on peut noyer dans le non-sens un sens trop ouvertement tragique, ou à l’inverse, noyer dans une flaque de sens (la « feuille d’eau » à laquelle sait jouer l’enfant, p. 32) un non-sens trop criard. On redistribue préventivement la donne de la fatalité : en s’imaginant qu’une coupure générale de courant (p. 19) se charge de la lampe de chevet qu’on s’apprêtait mélancoliquement à éteindre ; en se figurant le fastidieux bavard, l’odieux médisant, le lassant mythomane en les somptueux « moulins à étincelles » (p. 28) qu’ils sont toujours aussi ! Voilà bien une transfiguration qui ne trahit ni n’hypothèque aucun Ciel !

     Il y a comme une sagesse géniale dans l’hygiène de cette voix : sa poésie referme résolument les portes que la Nov’langue de la Sécurité marchande (p. 22-3) enfonçait et crochetait partout ; elle ouvre en même temps, et libère, les portes que scellaient le silence et la peur. Généalogiste (car qui, mieux que la voix qui se murmure ce qui l’anime, connaît les générations de gorges qui l’entonnent?), elle nous rappelle aux appartenances vraies et aux issues logiques, nous remet dans la bonne file (celle que dessine au-dehors la guerre, au-dedans l’enfance), celle qui infailliblement attraperait des fossiles au lasso !

      « Avec le temps, les pêcheurs commencent à ressembler à leurs bateaux : ils arrosent d’eau-de-vie et de vin leur échouage sur l’île » (p. 51)

    Il y a enfin, comme chez Rilke, une sourde et constante supplique de la bonne mort ; car, réellement, notre mort sera forcée, sera seule, sera lourde ; et tous pourtant nous aimerions que cette mort subie nous soit aussi familière qu’un suicide, cette mort isolée ait la convivialité d’un anniversaire, cette mort insoulevable soit aussi libre et légère qu’une urne de cendres dans la soute d’un transatlantique (p. 58)

      Il y a, pour tout dire, dans cette œuvre, d’extraordinaires qualités que leur maîtrise même ne dénature pas ; maîtrise paradoxale, si précieuse, de la « zone sans retour » (p. 45) de vivre !!

            « Il est parti vers l’aube à travers les champs, les chaussures couvertes de la rosée de l’herbe qui résistait à ses pas. Il avait écrit une lettre où il a tout expliqué. Il ne voulait pas être encombrant. La lettre a allégé ses pas. Arrivé au pied de l’arbre, unique sur la colline, il a enlevé sa veste et s’est assis s’adossant contre le tronc. Son œil dégustait la terre qui depuis hier portait les grains de blé et n’osait pas encore embaumer. Tout était silencieux. La vapeur se détachait doucement des mottes de terre. Les couleurs attendaient. Il avait laissé la lettre sur la table, près du feu qu’il avait ravivé avant de partir. Pour qu’elle n’ait pas froid. Quand elle se réveillerait, seule. Le matin berce doucement son corps dans le vent » (p. 58)  

          Qui écrit mieux ?!…